Le pouvoir des mots imposés
Deuxième semaine du mois de la littérature proposé par Kobo.
Les mots se corsent : ordalie, adamantine, cariatide… en les regardant, vous pouvez penser « oups, ça va être compliqué ! »
Mais c’est sans compter la liberté et la puissance de l’imagination qui ont fait naître 7 histoires au départ de 7 mots disséminés au fil des jours. En effet, l’effet de la magie des mots est présent et la complexité suscite la créativité.
Après ceux de la première semaine, voici les 7 textes de la deuxième semaine de ce challenge surprenant.
Au-dessus de chacun d’eux se trouve le mot imposé pouvant prendre toutes les formes (conjuguée, adverbe…)
Jour 1 : ORDALIE
— Conduite ordalique. Voyons Nathan, c’est une évidence !
Je regardais, interloqué, mon vieux professeur au travers de mes lunettes rondes d’étudiant. Il souriait en tirant une nouvelle bouffée de sa Gitane.
Ordalique. À l’époque, j’en ignorais même la signification. Mon souci était de comprendre comment Aurélien, treize ans, arrivait à adopter des conduites tellement risquées qu’elles nous amenaient à considérer chez lui un profil suicidaire.
Est-ce à mon vieux mentor que l’adolescent rebelle doit sa carrière de cascadeur dans laquelle j’avais fini par l’orienter ?
Alors que je médite en l’admirant à la une des journaux devant la vitrine du libraire, une minuscule main délicieusement potelée se glisse dans la mienne.
— Papa ! On y va ?
Jour 2 : SCORPION
Le sable tournoyait annonçant la tempête à venir. D’Ibrahim, le troisième caravanier, on ne voyait plus que les yeux perdus dans le tissu jauni de son chèche. Sans ralentir, les hommes bleus gravissaient avec aisance la dernière dune dorée qui les séparait du campement. À leurs côtés, les chameaux se balançaient mollement abandonnant sur leur passage des déjections odorantes.
Suzanne souffrait maintenant de déshydratation. Ses pieds endoloris freinaient sa progression. Elle voulut se poser quelques instants près d’un plant d’armoises écrasé pour reprendre son souffle. Mais la vue de l’exuvie d’un scorpion l’en dissuada. Était-ce enfin là le signe prédit par le vieil Ahmed ?
Jour 3 : GOURMANDISE
Le brouhaha n’en finit pas : cliquetis de couverts, chaises raclant le linoléum élimé, porte qui grince. Jeanne étire sa nuque entre deux commandes. Les lumières tamisées cachent mal les plafonds graisseux de sa brasserie nichée dans le XVI. Pourtant, le plaisir gourmand des clients lui donne le sourire et l’énergie nécessaire pour les contenter, malgré son désarroi.
En cuisine, Raphaël affiche un air concentré en peaufinant la décoration des risottos aux asperges et croquant de parmesan. Jeanne ne lui a pas encore dit. Elle profite et hume les odeurs familières une dernière fois. Les factures s’amoncellent. Le verdict est tombé ; elle va devoir fermer.
— Foutue guerre ! pense-t-elle en ajustant ses cheveux argent.
Jour 4 : ADAMANTIN
Le vent s’engouffre avec lui dans la porte du siège centrale de la VS Corporate.
Contrarié, Pierre replace une mèche de cheveux sur son crâne prématurément dégarni. Discrètement, il vérifie que son complet n’est ni froissé ni mal ajusté. Il songe qu’il a bien fait d’utiliser le nouvel after-shave offert par sa femme. Il tient à faire bonne impression. D’un pas assuré, il s’approche du lumineux comptoir d’accueil doré. Il toise la réceptionniste qui converse au téléphone et lui signifie de reculer pour attendre son tour. Elle ignore qui il est. Fort de la toute-puissance que lui confère son récent statut de PDG, il lui adresse un sourire carnassier… un grain noir de quinoa coincé ternissant l’éclat adamantin de sa dentition parfaite !
Jour 5 : CARIATIDE
Jérémy déboule à toute allure à l’angle de l’avenue Foch. Il jauge les trois autres devant lui et comprend qu’il pourrait échouer après ces mois de préparation et autant de sacrifices. Le souffle court, il visualise la fin. Soudain, en une fraction de seconde, une joie intense l’envahit. Il ne sent plus ses muscles endoloris ni son cœur qui bat à tout rompre. Dans un dernier effort, il fait sienne la force tranquille des cariatides de l’hôtel de ville, la puissance de la flèche de la cathédrale et le courage du soldat du square sur sa droite. Il devient faucon et les sensations s’estompent. Ses foulées s’allongent autant qu’elles s’accélèrent. Sous les cris du public en liesse, il franchit la ligne d’arrivée. Premier.
Jour 6 : RASSEMBLER
Le ciel colorait les nuages qui entouraient les cimes de teintes rosées. De la vallée montait le tintement des cloches d’un troupeau.
Joseph huma l’air frais puis releva son corps musclé et buriné par le soleil. Sans hâte, il rassembla ses affaires et les fourra dans son lourd sac à dos, pour la dernière fois. Il fallait à présent entamer la descente s’il voulait arriver au village avant la tombée du jour.
Quatre semaines passées en montagne, la rudesse du climat et l’isolement l’avaient décidé. Demain, il démissionnerait. Le long du sentier sinueux près de la rivière, il prit soin de ne pas piétiner les gentianes, trèfles, aconits et plantes odorantes.
Finalement, songea-t-il, ce burnout avait été un sacré coup de chance dans sa vie.
Jour 7 : SATURNE
Une lumière tamisée baigne la chambre d’enfant couleur pastel.
Bien calé au creux de son lit, entre Buzz L’Éclair et Winnie l’ourson, Robin remonte la couette pour en respirer l’odeur lavande.
Dans le silence de la nuit, le mot entendu à l’école résonne « Mongol ! ».
De fines larmes chaudes s’échappent de ses yeux bridés. Il renifle bruyamment et fixe les planètes phosphorescentes accrochées au plafond. Maman lui a assuré qu’elles pouvaient l’emmener voyager. Alors, il s’applique à parcourir les astres en les pointant de son index court et potelé. Sans oublier de les nommer. Après Saturne, ses paupières s’alourdissent.
Doucement, Robin s’abandonne à la chaleur enveloppante d’un sommeil où les différences sont des chances.
Avant de partir…
Ecrire au départ de mots imposés permet de joindre l’imagination et le cadre, mais également de mettre au défi votre créativité. Les résultats sont parfois surprenants, car vous allez là où vous n’aviez pas nécessairement prévu de vous rendre.
Quel est le texte que vous préférez ?
Je vous invite à découvrir les créations des autres auteurs, directement sur le site.
Hélène
Photo by Daria Shevtsova on Unsplash